Édition : en France, des inédits de Tolkien sont-ils coincés dans les limbes d’un conflit juridique

Édition : en France, des inédits de Tolkien sont ils coincés dans les limbes d’un conflit juridique

Spécialiste de la Terre du milieu, l’universitaire Vincent Ferré est opposé à l’éditeur français de l’œuvre de Tolkien dans une affaire de reconnaissance de son travail. Ce désaccord pourrait bloquer de nouvelles parutions du maître de la fantasy. Décryptage.

Longtemps réduite aux « Hobbit » et « Seigneur des anneaux », l’œuvre de Tolkien est non seulement bien plus prolifique mais aussi ultra protéiforme. Longtemps réduite aux « Hobbit » et « Seigneur des anneaux », l’œuvre de Tolkien est non seulement bien plus prolifique mais aussi ultra protéiforme.

Longtemps réduite aux « Hobbit » et « Seigneur des anneaux », l’œuvre de Tolkien est non seulement bien plus prolifique mais aussi ultra protéiforme. Photo Cecilia Fabiano/LaPresse/SIPA

Par Yoann Labroux Satabin

Publié le 25 mars 2025 à 11h13

«La réception de l’œuvre de Tolkien est une série de malentendus », expliquait Vincent Ferré en 2019 au quotidien Le Monde, à l’occasion de la grande exposition consacrée au créateur de la Terre du Milieu à la BnF, dont il était un des commissaires. Visiblement, son accompagnement éditorial ne l’est pas moins, au vu du litige qui oppose depuis plusieurs mois ce spécialiste de l’œuvre de Tolkien aux éditions Christian Bourgois. Celles-ci ont été rachetées en septembre 2024 par le groupe Madrigall d’Antoine Gallimard, mais le conflit remonte à bien plus loin.

Vincent Ferré, professeur de littérature désormais rattaché à l’université Sorbonne-Nouvelle, a travaillé pendant une vingtaine d’années auprès des éditions Christian Bourgois, afin de valoriser et mieux diffuser en France l’œuvre de J.R.R. Tolkien (1892-1973), longtemps réduite, de ce côté-ci de La Manche, aux seuls Hobbit et Seigneur des anneaux. Une mission qu’il décrit comme « touche-à-tout », de la sélection des textes à la promotion, en passant par la traduction ou le suivi de fabrication. Pourtant, début 2023, une nouvelle équipe éditoriale lui explique que la collaboration ne peut se poursuivre selon les mêmes termes, contestant la réalité de certains contrats et sa qualité d’auteur concernant plusieurs ouvrages.

Le statut de directeur de collection en question

Des discussions ont lieu pendant plus d’un an mais, faute d’accord trouvé, à l’été 2024, Vincent Ferré décide de saisir les tribunaux. En novembre, la parution d’un livre illustré, publié par les éditions Géo (Voyage dans les mondes de Tolkien, de Régis Habert), le fait sortir de sa réserve pour évoquer publiquement la procédure judiciaire en cours : dans un communiqué publié sur son site Pour Tolkien, il dénonce « l’invisibilisation » de son travail par Martin Vagneur, un responsable éditorial de chez Christian Bourgois interviewé dans le livre, ainsi que de « nombreuses confusions et erreurs » de la part de celui-ci listées dans la foulée. Le 5 mars dernier, le tribunal judiciaire de Paris, saisi en référé, a jugé que les accords conclus avec l’éditeur conféraient bien à Vincent Ferré la qualité d’auteur et n’avaient pas lieu d’être remis en cause.

Contacté par Télérama avant le rendu du délibéré et n’ayant pas souhaité faire de commentaires depuis, Jean Mattern, le directeur éditorial des éditions Christian Bourgois, nous disait « regretter ce conflit qui [les] oppose à Vincent Ferré, sur une stricte question de rémunération ». Avant de souligner qu’il avait « infiniment d’estime pour l’éminent spécialiste de l’œuvre de Tolkien qu’il est et pour le rôle qu’il a joué dans sa diffusion en langue française et sur le marché français en tant que directeur d’ouvrage ».

Un vrai travail de directeur de collection, estime Vincent Ferré. Car le débat porte aussi sur la réalité que recouvrent ces termes – et sur le lien qui unit ces professionnels à un éditeur. En effet, depuis quelques années, le statut de directeur de collection soulève régulièrement des questions, son rattachement au régime des artistes-auteurs étant de plus en plus remis en cause. « Ce litige avec Vincent Ferré n’est pas propre à sa collaboration avec nous, mais rejoint un problème plus vaste dans l’édition », souligne Jean Mattern. Devant le juge des référés, les éditions Christian Bourgois niaient à Vincent Ferré la conception et l’animation d’une collection éditoriale originale, l’intéressé considérant, lui, qu’une telle collection s’était, de fait, formalisée, contrats à l’appui. Vincent Ferré décrit ainsi son travail : « Choisir et recommander les traducteurs, cotraduire, recommander des titres, aller chercher des titres anciens, indiquer ceux qui ne nécessitent pas d’être publiés de façon prioritaire… »

L’œuvre de J.R.R. Tolkien a, de fait, un statut très particulier, avec un corpus protéiforme au sein duquel les textes se répondent, du Silmarillion (publié à titre posthume en 1977) aux nombreux volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu, en passant par ses livres jeunesse et ses travaux universitaires. Un objet éditorial singulier, dont une part du lectorat est exigeante et minutieuse. Lorsque, au début des années 2000, Vincent Ferré est chargé par l’éditeur Christian Bourgois (mort en 2007) de faire renaître le fond Tolkien, le défi à relever est réel. Les textes inédits publiés dans le monde anglo-saxon ne parviennent pas en France, où plus aucun traducteur ne travaille sur les écrits du professeur d’Oxford, mort trente ans plus tôt. Vincent Ferré reprend alors le fil des publications en retard, tout en suivant simultanément les nouvelles parutions en anglais.

Il rassemble une équipe de traducteurs, dont fait partie Daniel Lauzon. Le tandem formé par les deux hommes est représentatif de la passion qui anime les « Tolkiendili », comme s’appellent entre eux les amoureux de l’écrivain britannique. Ils fréquentaient les mêmes forums Internet et, dans leur vingtaine, s’étaient lancés dans un programme de révision-retraduction du Seigneur des anneaux qui les a occupés pendant des années : plus de 900 pages Word dans lesquelles traquer coquilles, contresens et erreurs dans la première traduction française, assurée par Francis Ledoux en 1972 (et déjà publiée chez Bourgois), tout en envisageant une retraduction plus fidèle des noms propres.

On pourrait penser que la sortie des films à succès du réalisateur néo-zélandais Peter Jackson, entre 2001 et 2003, a remis dans la lumière l’œuvre de Tolkien, mais c’est peu le cas en dehors des trois tomes du Seigneur des anneaux. Tout l’enjeu est donc, en ce début des années 2000, de faire en sorte que Tolkien ne soit plus considéré comme l’auteur d’un seul livre, mais que soient reconnues l’ampleur et la cohérence de tout son travail, littéraire autant qu’universitaire. Cela passe par la traduction, mais aussi par l’accompagnement éditorial, des préfaces aux annexes, ainsi que par les choix de collection. Il existe d’ailleurs une thèse en études anglophones (La Retraduction comme outil de légitimation du genre. Le cas de la fantasy en langue française, par Vivien Féasson), soutenue en 2019 à l’université Paris-Cité, en partie consacrée au travail réalisé par Vincent Ferré auprès des éditions Bourgois.

Une pétition de soutien

L’écosystème mis en place autour de Tolkien chez Bourgois à partir des années 2000 va permettre à la maison d’édition de finir par prendre les devants quant à la publication d’inédits. Cela aussi, et surtout, grâce à la rencontre entre Vincent Ferré et l’un des fils de l’écrivain britannique, Christopher Tolkien (décédé en 2020). Une relation de confiance s’est nouée entre les deux hommes, et Vincent Ferré confie avoir été désigné « conseiller littéraire de la famille » dans le testament de Christopher Tolkien, avec « une mission spéciale sur ses archives ». Car ce fils n’était pas seulement le dessinateur des cartes de la Terre du Milieu, mais aussi « un inlassable explorateur des trésors dont il avait hérité, exhumant des découvertes comme les Lettres du Père Noël, éditées par sa femme Baillie », souligne Vincent Ferré. En résulte une grande densité éditoriale. Dans son communiqué publié à l’automne, Ferré rappelait que, de 2002 à 2022, trente-quatre ouvrages avaient été publiés sous sa direction.

« Je pense Tolkien du matin au soir », avoue ce spécialiste de Proust, qui a fait de la place au côté de Guermantes pour la Terre du Milieu. Et qui assume être issu de la communauté des passionnés de l’auteur du Hobbit, au point de revendiquer le statut de « porte-parole » et de « relais des lecteurs ». Il n’est donc pas surprenant de voir cette communauté faire corps autour de lui depuis que le litige avec les éditions Bourgois est devenu public. Une pétition de soutien a été mise en ligne en novembre par de nombreux spécialistes de Tolkien, recueillant près de mille signatures. Vincent Ferré assure ne pas en être à l’origine et l’avoir découverte au moment de sa publication. Cette pétition établit un lien direct entre sa « mise à l’écart inexpliquée » et « la dégradation alarmante de la collection Tolkien »« défauts qui ne se limitent absolument pas à de simples coquilles, mais qui relèvent de la légèreté du nouveau contrôle éditorial », complète le texte.

Contactées par Télérama, les éditions Christian Bourgois n’ont pas souhaité répondre sur ces points, soulignant toutefois combien cette communauté de passionnés a toujours été active, y compris avant ce litige, avec l’habitude de transmettre réactions et avis sur les éditions successives. De son côté, l’association Tolkiendil confirme avoir envoyé à la maison d’édition, dès la fin du mois de septembre 2023, une lettre relatant ses inquiétudes à propos des dernières publications. « Cela concernait avant tout la baisse de qualité générale des publications récentes (révision de traduction incomplète, typo, oublis de documents, etc.) et l’absence des rôles de Vincent Ferré et Daniel Lauzon sur ces publications », détaille Vivien Stocker, vice-président de l’association. Une missive restée lettre morte – sans toutefois que cela interrompe d’autres échanges avec l’éditeur.

« Malheureusement, notre lettre n’a pas eu l’air d’avoir de conséquence positive, regrette Vivien Stocker. Parmi les publications qui ont suivi, les éditions reliées des Enfants de Húrin ou de La Chute de Gondolin ne sont pas sans défaut : carte tronquée voire oubliée, révisions partielles des traductions de certaines citations. Mais le pire reste l’édition collector reliée du Seigneur des anneaux, qui est un beau raté, avec des coquilles, des citations qui n’utilisent pas les textes traduits dans la collection Bourgois mais sont retraduites, un index qui est fautif sur une majorité d’entrées, etc. » La communauté s’étonne aussi que la publication de la traduction française inédite de La Défaite de Sauron (tome IX de L’Histoire de la Terre du Milieu) soit retardée, ou qu’un autre volume initialement annoncé (La Chute de Númenor) ne soit plus mentionné par l’éditeur.

Crainte d’un manque de nouveautés

L’absence de parutions de nouveaux livres – alors que les éditeurs anglo-saxons poursuivent, eux, la mise en avant des textes restés inédits – et la priorité donnée par l’éditeur aux retirages au cours des deux dernières années inquiètent les lecteurs. Qui ne manquent pas d’interpeller l’éditeur sur les réseaux sociaux : « On veut des nouveautés ! », « Marre des rééditions ! »… La crainte étant que la transmission du fonds Tolkien soit, à terme, menacée. « Le lien entre les éditions Bourgois et l’œuvre de Tolkien est très ancien et important pour la maison, veut rassurer Jean Mattern. Comme pour tous nos auteurs, on cherche activement la reconnaissance de la valeur des œuvres éditées. » D’après nos informations, d’autres nuages s’amoncellent pourtant autour de l’avenir de la collection : Adam Tolkien, le fils de Christopher et Baillie, serait également en litige avec les éditions Bourgois, ce qui l’aurait conduit à récupérer ses droits de traduction.

Un autre enjeu s’ajoute à ce conflit : la possible entrée de J.R.R. Tolkien dans la prestigieuse collection La Pléiade (Gallimard), évoquée depuis de nombreuses années – une hypothèse relancée par le rachat des éditions Bourgois par Madrigall. Une publication qui constituerait l’aboutissement de la légitimation du créateur de la Terre du Milieu auprès du monde littéraire français. « C’est toujours d’actualité et en cours de discussion », nous confirme Jean Mattern. Vincent Ferré affirme de son côté avoir été approché par Gallimard il y a plusieurs années : « Les derniers contacts remontent à juin 2019. J’ai produit un sommaire pour deux volumes d’anthologie des textes de Tolkien, et j’en ai discuté avec Hugues Pradier, le directeur éditorial de la Bibliothèque de La Pléiade. » Cette fois encore, la fraternité des spécialistes de Tolkien pourrait contrarier les plans de Madrigall : ces universitaires reconnus accepteront-ils de travailler sur le projet si l’un des leurs, Vincent Ferré, n’y est plus impliqué ?

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