Rémunération sur la revente de livres d’occasion : mirage d’un projet viable

Rémunération sur la revente de livres d'occasion : mirage d'un projet viable

A la demande du Syndicat national de l’édition, Sarah Dormont, maître de conférences de droit privé à l’Université Paris Est Créteil Val de Marne, a fourni une analyse juridique de faisabilité, intitulée Construire un système de rémunération pour les auteurs et éditeurs sur le marché d’occasion du livre papier. 

Dans un entretien accordé à Livres Hebdo, elle en propose une exégèse et affirme que « rien ne s’y oppose juridiquement ». « S’y » ? Eh bien, au droit pour les auteurs et éditeurs à être rémunérés au fil des reventes d’ouvrages de seconde main. Et ce, tant au mépris du lecteur que sans réel impact quantifié sur la situation économique des créateurs.

NB : Pour toute personne sujette aux éruptions cutanées quand on parle de droit ou face à un article juridique, nous avons synthétisé les différents points évoqués dans une infographie en fin d’article.

Non, rien de rien… je ne regrette rien

Car si « rien » ne s’y oppose, alors ce « rien » est drôlement consistant. C’est tout d’abord l’article 4 de la directive européenne 2001/29/CE, qui consacre un principe clair : le droit de distribution est épuisé après la première vente d’un exemplaire physique dans l’Union européenne. Autrement dit, une fois qu’un livre neuf a été légalement acheté, l’auteur ne peut ni interdire sa revente ni exiger une rémunération sur cette revente. 

La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne est catégorique : dans les arrêts UsedSoft (2012) et Tom Kabinet (2019), la CJUE affirme que toute tentative de conditionner une revente à une quelconque contrepartie viole la libre circulation des biens culturels. Et l’UE est chatouilleuse sur le sujet.

L’universitaire poursuit toutefois son argumentaire avec astuce. Selon elle, puisqu’aucun traité ne dit explicitement que ce droit à rémunération est interdit, il serait permis. Un de ces syllogismes qui aboutit  à ce que Milou soit une chaise, parce qu’il a quatre pieds, comme tous les sièges… Or, cette lecture est non seulement fragile d’un point de vue juridique, mais surtout, son assise est bancale.

La Convention de Berne — applicable en la matière — ne se prononce en effet pas sur les modalités de l’épuisement. Tout simplement parce qu’elle en laisse la charge au droit de l’UE. Lequel est, en l’occurrence, limpide et le silence des textes internationaux ne vaut pas blanc-seing législatif.

Prendre Lang… ou donner suite ?

L’imagination continue de galoper, en prenant ensuite exemple sur le Droit de suite — cette redevance perçue par les artistes lors de la revente d’œuvres originales. Là encore, comparaison n’est pas raison. Ce procédé, tel qu’il figure dans la directive 2001/84/CE et dans le Code de la propriété intellectuelle (art. L. 122-8), ne concerne que les œuvres uniques ou réalisées en nombre très limité. Un roman tiré à 10.000 exemplaires, aussi inspiré soit-il, n’a rien d’une œuvre plastique originale. 

Étendre le droit de suite aux oeuvrs écrites supposerait une réécriture en profondeur du droit de l’Union européenne — dont aucune instance n’a esquissé le moindre début de volonté. A-t-on d’ailleurs entendu la Fédération européenne des éditeurs s’exprimer sur le sujet ? Cette structure qui réunit les organisations représentatives des maisons d’édition au niveau national reste pour l’heure bien silencieuse quant aux aspirations françaises.

Reste alors cette approche ressassée : le livre d’occasion porterait atteinte à la loi Lang sur le prix unique. Oui, des ouvrages « quasi neufs » se retrouvent à prix réduit sur les plateformes. Mais cela ne contrevient en rien à la loi de 1981, qui ne régule que la vente de livres neufs. Et dans l’esprit du législateur à l’époque, ce n’est pas une faille, mais la recherche d’un équilibre volontaire, et vital.

Les sujets qui fâchent…

Le marché du livre d’occasion participe de l’accès à la lecture pour tous et à ce titre, œuvre à la bibliodiversité. D’ailleurs, s’agissant de violations de la loi Lang, combien d’infractions ont été punies ? Quelles sont les données relatives à ces prétendues violations ?

La vraie question est ailleurs. Si l’objectif est de mieux rémunérer les auteurs — et il le faut —, alors c’est du côté des contrats d’édition, des droits numériques, des adaptations, des interventions en milieu scolaire qu’il faut agir. Là où se concentre l’exploitation réelle, et trop souvent la sous-rémunération.

Et le droit de prêt, c’est une bonne occasion, non ?

L’interview était en soi éloquente, occultant quelques autres éléments. La note complète, que ActuaLitté a consultée, pousse le raisonnement un cran plus loin. Elle suggère que le dispositif soit « calqué sur le droit de prêt en bibliothèque » — occasion et droit de prêt dans un même bateau en somme. 

Sauf que l’analogie, là encore, ne résiste pas à l’examen. Le droit de prêt public constitue une exception clairement définie au principe d’épuisement, applicable uniquement à des usages non marchands et collectifs. Il est encadré par une directive spécifique du droit européen, précisément parce qu’il déroge à la règle générale.

À l’inverse, la revente d’occasion relève d’actes privés ou commerciaux protégés par le principe d’épuisement du droit de distribution — un mécanisme qui, lui, ne souffre aucune dérogation dans la directive 2001/29/CE. Transposer par simple analogie ce régime dérogatoire à un autre champ constituerait une erreur manifeste de raisonnement juridique.

Même de l’équité ne saurait davantage fonder une telle mesure, car nul ne refuserait une rémunération plus juste aux auteurs. Or, si l’intention est louable, elle ne peut masquer une faiblesse de fond : l’équité n’est pas un fondement juridique autonome. Le droit européen est formel sur ce point. La libre circulation des biens (articles 34 à 36 du TFUE) prime sur toute considération d’opportunité, fût-elle morale.

Sans base législative claire et sans réforme du droit dérivé, une telle mesure exposerait la France à une procédure en manquement. Le bon sentiment, ici, ne peut servir de fondement au bon droit. Hélas, déplorera-t-on. 

À ces faiblesses juridiques s’ajoute un chantier technique inextricable. La note propose, sans les détailler, plusieurs voies de mise en œuvre : recours aux plateformes de vente, déclarations volontaires des revendeurs, gestion par un organisme collectif. Mais la faisabilité s’effondre sous le poids des contradictions.

Comment contrôler les ventes entre particuliers sans atteinte à la vie privée ? Comment éviter une distorsion de concurrence entre Amazon et un libraire de quartier ? Et quel coût réel pour la collecte, la vérification, la redistribution ? Le tout pour des montants dérisoires.

À trop vouloir encadrer l’occasion, on menace à la fois les libertés fondamentales et l’équilibre économique du secteur. Le remède proposé n’est pas seulement inefficace : il est structurellement inapplicable, économiquement absurde, et juridiquement périlleux.

L’autre versant : la réalité économique

La récente étude de la Sofia sur le livre d’occasion datée de 2023, évaluait ce marché à 350 millions € — contre une industrie du livre globalement estimée cette même année à 4,4 milliards € (GfK) ou 2,944 milliards € en chiffre d’affaires éditeurs (SNE). L’occasion représenterait donc autour de 10 % en valeur. Pas négligeable, donc, mais loin d’être le trésor de guerre caché que l’on présente. 

Osons l’hypothèse d’une taxation à hauteur de 10 % sur le montant total – à partager entre éditeurs, auteurs et auquel seront à soustraire les frais de gestion de l’organisme chargé de collecter et reverser les sommes : le pactole fond comme neige au soleil. Question : quid du grisbi, si on le rapporte aux fameux 3 % de prélèvement qu’avait évoqué le Président de la République ? 

Nous avons tenté de joindre Sarah Dormont, pour qu’elle nous apporte quelques éclaircissements, mais cette dernière n’a pas retourné nos demandes. Car la revente d’un livre d’occasion, ce n’est pas une trahison du droit d’auteur. C’est sa prolongation concrète. Un livre qui circule, qui vit entre plusieurs mains, n’est pas un bien volatil, c’est une œuvre qui dure. Une lecture qui se transmet. Une promesse qui continue.

En l’état, toute tentative d’instaurer une rémunération sur les reventes d’occasion violerait le droit dérivé européen, exposant la France à une procédure en manquement. Pas certain que l’Elysée soutient la filière Livre à ce point.

Que le droit protège les auteurs, oui. Mais qu’il le fasse sans transformer chaque page jaunie en redevance. Qu’il n’érige pas le souvenir en dette. Et qu’il se souvienne qu’associée à la notion de « droit d’auteur », suit cette recommandation, qui toujours devrait primer : légiférer en tremblant…

Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0

Par Nicolas Gary
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