«C’est un système mafieux. Les personnes qui tiennent ces sites ne font pas ça par passion, mais pour se faire de l’argent, tout en se faisant passer pour des Robin des Bois.» Les mots ne manquent pas à Bruno Pham, directeur des éditions Akata, lorsqu’il s’agit d’évoquer le piratage illégal de mangas. Dans le milieu de l’édition depuis plus de quinze ans, il a toujours connu le «scantrad», un néologisme qui désigne la traduction puis la numérisation de mangas papier.
De la même manière que pour les films et les séries, l’industrie de la bande dessinée japonaise doit composer avec un marché parallèle illégal. Ainsi, depuis les années 1990, des sites proposent sur internet la lecture gratuite et illimitée de mangas. La republication des œuvres était à l’origine entretenue par des petites communautés de lecteurs passionnés, dans l’idée de partager des séries qui n’étaient pas encore diffusées en France.
«Au départ, c’était une source d’information, un outil libérateur», complète Bruno Pham. Désormais, le piratage illégal de mangas atteint des proportions industrielles, selon une étude de (feu) la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi), publiée en décembre 2017. «Les sites agrégateurs de liens, engrangeant des revenus publicitaires, remplacent les blogs d’amateurs. Ces sites illicites cherchent à être les premiers à proposer les œuvres: il s’agit de réelles pratiques de piratage, à des fins purement marchandes.»
En France, cette menace s’inscrit dans le creux de la forte croissance du marché de la bande dessinée, portée après les premières vagues du Covid-19 par les confinements et l’apparition du Pass Culture. Les ventes de mangas ont plus que doublé depuis 2019, avec un chiffre d’affaires record de 353 millions d’euros en 2021.
Cependant, les sites illégaux cartonnent dans le sillage de cet engouement populaire. «Il n’y a jamais eu autant de piratage qu’aujourd’hui dans le manga», prévient Yun J. Inada, directeur de contenus de la plateforme de lecture de mangas en ligne Mangas.io. En 2020, le fondateur de cette société, Romain Régnier, alertait dans un article du Figaro que «sur 400 millions de chapitres de mangas lus chaque année, plus de la moitié l’est de façon illégale». Quatre ans plus tard, Yun J. Inada évalue que «chaque mois, il y a environ quarante-cinq fois plus de trafic sur des sites illégaux que légaux». Cette affirmation est basée sur la compilation des trafics web des plateformes légales et pirates, effectuée par SimilarWeb.
L’important trafic généré par le piratage se regroupe sur seulement quelques sites, qui génèrent des millions de visites par mois. «Leurs fondateurs ont des connaissances techniques très poussées, explique Bruno Pham. Ils sont très organisés et difficiles à combattre. Ce n’est pas anodin et ça dépasse la logique du simple fan qui partage une œuvre parce qu’il est passionné. Les sites les plus importants intègrent des pubs, souvent reliées à des contenus pornographiques, pour faire de l’argent.»
Le fonctionnement du «scantrad» français
La très grande majorité des mangas partagés sur les sites illégaux sont récupérés depuis l’étranger, traduits et édités par des communautés de bénévoles passionnés. Les contenus, publiés sur des blogs de petite ou moyenne importance, sont ensuite collectés –souvent sans concertation– par les sites pirates les plus visités. Ces mastodontes du secteur sont, à l’inverse de leur popularité, gérés par seulement «deux ou trois personnes» selon M.L.*, fondateur d’une de ces équipes de traduction bénévole. «Ce sont des sites très fermés et sécurisés. Je n’échange jamais avec leurs gérants», confie-t-il.
Bien qu’ils soient gérés en équipe réduite, les principaux sites concernés arrivent à faire face aux moyens des grandes maisons d’édition françaises, comme Glénat, Kana ou Kazé pour les plus connues. «Si vous voulez faire fermer un site de scantrad, vous devez organiser un procès qui dure des années, qui coûte des dizaines de milliers d’euros et où vous devez prouver que vous détenez les droits. Puis le lendemain du jugement, un autre site similaire va ouvrir. Il y a un défaut d’adaptation juridique et législative qui empêche une action rapide et efficace», résume Yun J. Inada de Mangas.io.
M.L.*, bénévole dans le scantrad depuis trois ans, détaille: «Les gros sites de streaming voient venir leur fermeture de loin, souvent un ou deux mois à l’avance. Ils ont largement le temps d’élaborer un autre site, avec un nom légèrement différent pour poursuivre leurs activités.»
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Des conséquences sur l’industrie
Malgré les bonnes ventes des dernières années, la popularité du streaming illégal a des conséquences sur le monde de l’édition. Pour Bruno Pham des éditions Akata, les sites de scantrad ternissent la réputation francophone et complexifient l’organisation de contrats avec les éditeurs des licences japonaises –un sérieux problème, quand l’on sait que ces derniers représentent, de loin, le premier marché au monde du manga. «Cela ajoute des difficultés à l’organisation des contrats, notamment quand l’on parle d’œuvres qu’on veut éditer au format numérique, sur internet. La peur de se faire voler le fichier, puis qu’il se retrouve sur des sites de scan se développe.»
Yun J. Inada pointe aussi des conséquences financières: «Inévitablement, le scantrad crée une perte de revenus pour les auteurs, par exemple.» L’influence du piratage sur le marché légal reste cependant difficile à estimer, comme le rappelle Bruno Pham: «On ne saura jamais vraiment comment se répercute le streaming sur les ventes. Des contre-exemples existent.»
Récupérer les lecteurs
Dans ce cadre, comment intégrer les adeptes du scantrad –gratuit et illimité– au marché légal, par définition payant? «Avant tout, il ne faut pas se placer dans une position trop moralisatrice vis-à-vis des lecteurs, avance Yun J. Inada. Selon moi, ce combat se joue dans l’expérience d’utilisation proposée. Car avant de mettre en place des mesures répressives contre les sites illégaux, il faut déjà qu’il y ait des alternatives numériques légales et concrètes sur le marché. Des plateformes où, en échange d’un paiement, vous ne serez pas confrontés à des pubs douteuses, disposerez d’un confort de lecture optimal et de traductions officielles.»
De son côté, Bruno Pham appelle à un «travail d’éducation» à réaliser auprès des lecteurs de mangas: «Une première étape, c’est que beaucoup de gens ne savent pas que le scantrad est illégal. Il faut les avertir.»
Malgré les problèmes qu’elle génère, la lecture de planches scannées demeure pour certains passionnés un moyen de découverte d’œuvres moins médiatisées. Ainsi, Lucas Amici, vendeur chez la librairie Hayaku Shop Mangas, à Paris, décrit les «nombreux clients venant acheter des mangas qu’ils ont d’abord découvert en scantrad». «De toute façon, il ne sera jamais possible d’attirer tous les lecteurs qui vont sur des sites pirates, poursuit le libraire. Il faudrait que tout le monde gagne aisément sa vie.»
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Meiko*, étudiant de 21 ans, raconte également comment le scantrad l’a amené à se passionner pour les mangas: «Je suis tombé sur un serveur [du réseau social] Discord, où les gens faisaient de la traduction de scans et j’ai commencé à m’y intéresser progressivement. Même si je suis d’abord un adepte de l’achat de mangas papier, le streaming a pour intérêt de m’avoir fait découvrir beaucoup d’œuvres qui ne sont pas connues. C’est simple, le choix est illimité! Et quand j’apprécie une série que je commence en scantrad, je pars prendre les tomes suivants en librairie.»
Profitant de l’euphorie du succès des trois dernières années, l’industrie française du manga a encore les moyens de supporter la présence déplaisante des sites pirates sur le marché. Surtout quand il est aussi difficile d’estimer à quel point le scantrad dessert ou non son versant légal. Cependant, l’année 2023 a marqué un premier recul des ventes de mangas: -18% en volume par rapport à 2022, selon le cabinet d’étude spécialisé GfK. Si cette diminution est à placer dans le contexte de fin d’une période faste pour le secteur, elle est peut-être le signe d’une future période de répression juridique plus attentive du scantrad.
* Les prénoms ont été modifiés.
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