
ActuaLitté : La revue Bibliodiversité, que Double ponctuation et l’Alliance internationale de l’édition indépendante co-éditent, consacre son dernier numéro à la précarité chez les éditeurs indépendants. Pourquoi ce sujet ?
Étienne Galliand : Avant toute chose, il faut peut-être définir ici ce que nous entendons par précarité. Il ne s’agit pas ici de la précarité aiguë qui touche tous les aspects d’une vie, celle qui remet en cause les besoins fondamentaux de l’être humain. Il s’agit plutôt de la précarité économique et professionnelle. Il nous a semblé essentiel de traiter ce sujet dans le cadre de la revue Bibliodiversité car nous entendons beaucoup parler autour de nous de maisons d’édition indépendantes qui sont de plus en plus précaires.
En plus de cette évolution, nous avons constaté qu’il manquait des ressources sur cette question. Par ailleurs, notre positionnement (à la jonction du monde universitaire et des professionnel·le·s du livre) nous permet de développer différents angles d’approche de la thématique. Enfin, la dimension internationale — comme toujours dans la revue — n’est pas absente, avec des prises de paroles de professionnel·le·s rares — comme ce témoignage de Zulfa Adiputri des éditions Penerbit Hujan & Bumi en Indonésie.
Quelles sont les causes principalement avancées pour expliquer cette précarité ?
Étienne Galliand : L’édition indépendante, à la différence d’autres formes éditoriales, ne se base pas à la création de la structure sur une recherche de rentabilité avant tout. Au contraire, elle est fortement marquée par la quête d’un capital symbolique (pour reprendre Bourdieu), voire par une pensée « missionnaire » — qui ancrent bien souvent les maisons indépendantes dans une logique d’offre. Dit autrement et en grossissant le trait, je deviens éditeur ou éditrice indépendante car j’ai une cause à défendre ou une vision de la littérature particulière, qui doit être proposée au public dans l’intérêt général et qui mérite que l’on fasse quelques sacrifices.
Cette motivation « missionnaire » a d’ailleurs été aussi, par le passé, à l’origine d’aventures éditoriales majeures, comme le montre Hervé Séry dans ses travaux sur le Seuil (voir en particulier « D’un projet militant à un groupe d’édition. Les différentes phases de renouvellement des éditions du Seuil », in Bibliodiversité, n°10, 2023). En rajoutant à cela la revendication d’un caractère artisanal (qui s’oppose au caractère industriel, réel ou supposé, des grandes maisons), l’idée que small is beautiful et la volonté de ne pas subir une hiérarchie, vous avez les principaux ingrédients qui expliquent la création de beaucoup de maisons indépendantes.
Mais ce serait une erreur de croire que ces structures manquent de professionnalisme — désormais, les maisons d’édition indépendantes sont souvent créées par des personnes qui sont liées d’une façon ou d’une autre au monde du livre (ex-employé.e.s de grands groupes éditoriaux, voire auteurs et autrices, etc.) et elles ont ou acquièrent très vite des réflexes professionnels.
Il existe aussi, c’est vrai, des maisons qui sont créées par des militant·e·s, par des personnes très engagées qui défendent une cause précise et qui n’ont pas forcément d’antériorité avec le monde du livre ; ces structures fonctionnent parfois de façon différente, plus collaborative ou collective, et reposent sur une communauté pour leur survie.
On comprend donc que, dès la création, les maisons d’édition indépendantes ne sont pas orientées (uniquement) vers la rentabilité, vers la lucrativité. De fait, on s’attend d’ailleurs à être dans une certaine précarité, avec l’idée cependant qu’elle ne sera que temporaire. Ensuite, les barrières à l’entrée pour la mise en place d’une maison d’édition sont très peu nombreuses : la création juridique d’une structure est rapide, les outils de travail font partie d’une suite bureautique de base, et on peut travailler de chez soi. Cette facilité d’établissement explique en partie le grand nombre de maisons d’édition indépendantes — et donc la forte concurrence qui s’exerce pour gagner en visibilité, en particulier auprès des librairies.
Enfin, le système d’aides à l’édition, s’il existe en France, n’est pas présent uniformément sur le territoire (il existe par exemple très peu d’aides publiques en Région Île-de-France) et n’appuie que marginalement la création (auteurs/autrices, éditeurs/éditrices), contrairement à d’autres secteurs culturels. Le Centre national du Livre ne peut en aucune façon être comparé au Centre national du Cinéma, par exemple, en termes de capacités et d’appui à la création. Enfin, il faut bien entendu pointer l’évolution des pratiques culturelles, qui laissent au livre une place de moins en moins centrale.
Pour toutes ces raisons, le secteur de l’édition indépendante évolue vers une plus grande précarité. Pourtant, ces structures sont essentielles à la bibliodiversité, elles jouent de rôle de « capital-risqueuses » du monde de l’édition — comme le montre Modernité du livre, le livre d’Olivier Bessard-Banquy (éditions Double ponctuation, 2023) que j’ai eu la chance de publier.
Au cours des dernières années, comment cette précarité s’est-elle aggravée ? Y a-t-il des points communs d’un territoire à l’autre, d’un continent à l’autre ?
Étienne Galliand : Dans la modeste étude internationale réalisée pour la parution du volume, les résultats montrent qu’il y a quasiment autant d’éditeur·rice·s qui déclarent leurs chiffres d’affaires « stables » ou en « baisse » qu’il y en a qui le déclarent « en hausse » sur les 10 dernières années. On peut en avoir une lecture rassurante — la moitié des CA progressent —, mais aussi plus prudente : la moitié stagne ou baisse, alors que le CA n’est pas un indicateur qui nous renseigne sur l’évolution de la marge bénéficiaire des maisons, qui serait plutôt orientée à la baisse.
Plus inquiétant, une forte minorité d’éditeur·rice·s (36 %) déclarent que l’activité éditoriale n’est pas une source de revenus pour elles et eux. On retrouve peut-être là les personnes « non rémunérées » qui œuvrent souvent dans ces structures (souvent les fondateurs et fondatrices de la maison). Environ 42 % des répondant·e·s estiment qu’ils et elles tirent 100 % de leurs revenus personnels de leur activité éditoriale, contre plus de 57 % qui n’en tirent que 50 % ou moins. C’est un indicateur fort ; la grande majorité des répondant·e·s ne peuvent pas vivre uniquement de leur profession.
D’ailleurs, ce point est confirmé par une étude réalisée par la Fédération française des éditions indépendantes. Comme le précise Dominique Tourte, directeur général de la Fédération, dans son article publié dans notre volume : « […] il est aisé de comprendre que pour celles·ceux qui tentent de maintenir à flot leur maison, il n’y a souvent guère d’autre solution que de se tourner vers une autre activité pour réaliser un mix de revenus. Cette solution qui, sur le papier, paraît raisonnable faute d’être satisfaisante, fragilise cependant un peu plus leur activité principale puis qu’ils·elles ne peuvent plus y consacrer le même temps. Cette diversification, davantage une nécessité vitale qu’un choix véritable, ne fait qu’augmenter la charge mentale de l’éditeur·rice pour obtenir un revenu décent (très souvent proche du SMIC, quand cette rémunération est régulière…). »
Précisions enfin, parmi tous les résultats que l’on retrouve dans le dossier et qu’il serait trop long de détailler ici, que le développement moyen d’une maison d’édition est beaucoup plus long que pour d’autres entreprises — plutôt aux alentours de 5 à 7 ans pour une première embauche rémunérée contre trois ans habituellement —, que le renchérissement de l’immobilier pousse les maisons indépendantes à s’implanter en dehors des centres urbains les plus importants où se trouvent pourtant concentrées de nombreuses ressources…
Tous ces points se retrouvent peu ou prou dans les discours des éditeurs et éditrices indépendant.e.s — et débouchent sur une inquiétude constante de la trésorerie, le souci permanent de boucler les comptes pour pouvoir publier le prochain ouvrage, les rémunérations que l’on ne se verse pas par temps contraire, la forte polyvalence qui finit par épuiser, l’angoisse de la cession ou de la transmission, etc. Ces éléments sont très souvent communs aux maisons indépendantes, qu’elles soient en Afrique du Sud, en France ou en Argentine.
En quoi la concentration observée en France, avec le rachat de groupe par des milliardaires, pèse-t-elle sur les structures indépendantes ?
Étienne Galliand : Le phénomène de concentration du milieu éditorial que l’on constate en Occident est bien connu désormais — en particulier grâce aux travaux de Jean-Yves Mollier (Brève histoire de la concentration dans le monde du livre, Libertaria, 2e édition, 2024). Les vagues successives de concentration ont abouti à la constitution de groupes de communication et de divertissement lourdement capitalisés — ce qui a ouvert la voie aux multiples épisodes de cessions que l’on a connu, tout particulièrement en France. Le phénomène récent, à l’échelle de cette histoire, c’est la prise en main des groupes éditoriaux par des industriels défendant une vision de la société, voire une idéologie.
Des maisons vénérables, de tradition humaniste et progressiste, se retrouvent aujourd’hui en rupture avec leur héritage et parfois instrumentalisées pour servir une cause — il suffit d’observer l’évolution récente, en France, d’une maison comme Fayard pour s’en convaincre. Ces évolutions pèsent sur l’édition indépendante surtout par le biais de la diffusion-distribution, elle aussi très concentrée et appartenant souvent aux grands groupes, mais aussi par la saturation de l’espace promotionnel, qu’autorisent les budgets importants dont ils disposent en la matière — dans un contexte où les pratiques de lecture évoluent.
Ils possèdent aussi une capacité de captation très importante des outils de reconnaissance symbolique que sont les prix littéraires, par exemple. Plus la concentration sera importante, plus les situations de captation se multiplieront. On peut considérer que c’est le rôle de la puissance publique de réguler un peu plus ce marché.
Quelles initiatives donnent cependant des raisons d’espérer ?
Étienne Galliand : Il existe de nombreux facteurs d’espoir, malgré une situation critique. D’abord, les maisons indépendantes peuvent s’appuyer sur des communautés en symbiose avec leur positionnement et leur catalogues — dans la constitution de ces communautés, les réseaux sociaux jouent un rôle majeur. Des processus de financement nouveaux voient le jour — je pense au crowdfunding par exemple, même s’il ne peut qu’être ponctuel.
Je trouve aussi, en comparaison avec l’époque où nous commencions à en parler en France (au début des années 2000), que la notion d’indépendance éditoriale et de bibliodiversité se sont durablement implantées, en tous cas dans certaines régions du monde (en Europe, en Amérique latine par exemple) ; c’est essentiel, car les mentalités et les politiques publiques n’évolueront pas si l’édition indépendante n’est pas reconnue en tant que telle, et si son rôle essentiel dans le maintien d’un bon niveau de bibliodiversité n’est pas acté.
L’espoir réside aussi, en France, du côté de certaines politique publiques territoriales, en particulier régionales, qui prennent le parti de soutenir la création en incluant les maisons d’édition dans leurs dispositifs. C’est tout à fait honorable et nous espérons que ces politiques de soutien seront préservées dans le contexte budgétaire que nous connaissons.
D’ici, on mesure mal les évolutions positives ou innovantes qui voient le jour dans d’autres contextes culturels, comme le mouvement des maisons d’édition cartoneras en Amérique latine — loin d’être des initiatives éphémères, ces structures qui créent des livres aux couvertures réalisées à partir de cartons recyclés ont développé un marché en part entière.
Les éditeurs de la diaspora ont aussi une spécificité et un marché de niche particulier – lourd de sens parfois, comme le montre l’exemple d’Azadeh Parsapour au Royaume-Uni présenté dans l’ouvrage, qui publie pour la diaspora et les Iraniens. Donc, si l’évolution est tout de même à un renforcement de la précarité, il faut garder espoir — d’ailleurs, plus de 75 % des répondant·e·s à l’étude internationale déclarent qu’ils recommanderaient ce métier à des jeunes.
Quoi qu’il en soit, il ne faudra pas faire l’économie encore trop longtemps d’une grande réflexion sur le rôle de l’édition indépendante dans l’écosystème du livre et son poids dans la bibliodiversité. Si l’on fait de la lecture une cause nationale, si on estime que la lecture longue, structurée, est importante pour la formation des citoyens et citoyennes (et, plus simplement, pour la formation du raisonnement), il est nécessaire que la puissance publique régule mieux cet écosystème, en particulier en protégeant plus clairement la création, représentée par les auteurs et autrices et par les éditeurs et éditrices indépendant·e·s.
Il n’est pas nécessaire de lever de nouveaux impôts pour le faire — comme le montre l’exemple du cinéma en France, sur lequel il serait sans doute possible de s’appuyer pour mettre en place des systèmes d’appui à la création et à l’édition indépendante. Il me semble nécessaire, en tous cas, d’y réfléchir sans tabou.
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