L’effectivité de la protection de la mer Méditerranée par le statut juridique de l’écosystème marin

L'effectivité de la protection de la mer Méditerranée par le statut juridique de l'écosystème marin
L'effectivité de la protection de la mer Méditerranée par le statut juridique de l'écosystème marin
Emma Lelong
Docteure en droit de l’environnement marin – Université de Bretagne occidentale, ingénieure de recherche – Share The Ocean et chercheuse associée – UMR AMURE

Introduction

La recherche d’une finalité de protection qui irrigue le droit de l’environnement (1) encourage le développement d’une approche prospectiviste en la matière (2) . En ce sens, la popularité des tentatives de modifications du statut juridique de la nature au sein de la société en appelle à une étude rigoureuse de la question par le champ universitaire. Les exemples plus ou moins aboutis issus de la Constitution équatorienne de 2008 (3) , du fleuve néo-zélandais Whanganui en 2017  (4) ou de la lagune espagnole Mar Menor en 2022 (5) inspirent des tentatives de duplication, comme c’est le cas pour la mer Méditerranée via des projets de recherche comme le MerMed porté par Victor David (6) . Le rapport du Plan bleu explore quant à lui six scénarios de gouvernance sur la Méditerranée, dont le dernier prévoit la reconnaissance de personnalité juridique à certains éléments de la nature dans le monde.

L’étude de la modification du statut juridique de la nature à des fins de protection de l’environnement en appelle d’abord à des considérations méthodologiques importantes. D’une part, les apports et limites du statut doivent être mesurés à l’aulne de l’effectivité du droit : le juriste ne saurait soutenir qu’une personnification est nécessaire au regard des seuls échecs d’une partie de la réglementation environnementale existante en droit positif (7) . L’effectivité juridique, définie comme « le degré de mise en œuvre » (8) du droit, se distingue de l’efficacité dans le sens où elle ne recherche pas directement l’atteinte d’un résultat sur l’environnement par des objectifs fixés. Ce degré de mise en œuvre repose sur un certain nombre de critères tels que l’existence de sanctions associées à la règle, de mécanismes de surveillance par l’édition de rapports, d’aides financières à la mise en œuvre, du recrutement de fonctionnaires et magistrats compétents pour sanctionner la règle, de la possibilité de recours ou encore de l’acceptabilité sociale de celle-ci auprès des usagers (9) . La recherche mobilise donc ces critères d’abord dans une analyse du droit positif existant à des fins de protection de la mer Méditerranée, à l’échelle internationale, européenne, régionale et dans une moindre mesure à l’échelle nationale des États côtiers. Elle en conclue que l’effectivité du droit positif à des fins de protection de la mer Méditerranée dépend en grande partie de l’échelle normative considérée. L’endémisme de la biodiversité marine dans la région, l’acceptabilité sociale des politiques publiques de la mer d’origine européenne au sud de la Méditerranée ou encore le cadre institutionnel méditerranéen sont autant de facteurs qui font de l’échelle régionale la plus propice à encadrer un droit effectif.

D’autre part, la modification du statut juridique de la nature n’est envisageable qu’au regard du relationnel entre humain et non-humain : c’est parce que la nature est identifiée comme étant digne de protection que l’être humain lui confère une valeur particulière (10) , qu’elle soit utilitariste, patrimoniale ou intrinsèque. Cette recherche fait donc une place importante à l’interdisciplinarité via la mobilisation du droit des communs environnementaux, au sens où elle nécessite la matérialisation d’un agir commun sur la nature considérée (11) . Le choix de la mer Méditerranée comme zone d’étude n’est donc pas hasardeux et chaque entité naturelle répond à des paramètres socio-culturels et écologiques différents, sans qu’il soit possible d’établir une théorie générale (12) .

Concernant la Méditerranée, le commun est identifié à deux niveaux, qui correspondent à la communauté de valeurs et à la communauté d’États théorisées par Mireille Delmas-Marty (13) . Au cœur de l’idée de communauté méditerranéenne de valeurs dont l’existence fait débat depuis que l’héritage historique avancé par Fernand Braudel (14) a été mis à mal par une fracture économique et sociale de part et d’autre de la mer  (15) se trouvent des motifs communs aux monothéismes religieux, à l’art de vivre, à la linguistique et à la relation à la mer (16) . Au cœur de la communauté d’États figure le système de gouvernance issu de la Convention de Barcelone, ses protocoles et son cadre institutionnel de protection du milieu marin (17) . Ce sont donc les spécificités méditerranéennes et le recours au régionalisme en droit international de la mer qui permettent de dépasser les forts enjeux de souveraineté étatique (18) marqués par des revendications saillantes de zones économiques exclusives de la part des États côtiers (19) .

D’un côté donc, le droit positif sur la mer Méditerranée est plus effectif à des fins de protection lorsqu’il est adapté à l’échelle méditerranéenne régionale, de par les apports sur le plan écologique, socio-économique et culturel des outils adaptés à la mer Méditerranée tels que la Convention de Barcelone (20) . De l’autre, le droit des communs environnementaux s’appuie sur un relationnel entre humain et non-humain à l’échelle d’une entité naturelle considérée. C’est donc la corrélation entre régionalisme en droit de la mer et droit des communs environnementaux qui nous permet de poursuivre notre recherche sur une prospective des différents statuts juridiques envisageables à des fins d’amélioration de l’effectivité de la protection de l’écosystème marin de la mer Méditerranée, par le biais de la patrimonialisation (I) et de la personnification (II).

I. Les approches par le patrimoine sur la mer Méditerranée

La recherche a porté dans un premier temps sur la pertinence du statut de patrimoine commun sur la mer Méditerranée. Le patrimoine, fait d’une relation tripartite entre une personne juridique, une chose et un tiers bénéficiaire (21) est un statut couramment utilisé en droit de l’environnement à des fins de transmission de la nature dans un état préservé. En droit international particulièrement, celui-ci est institutionnalisé ou apparenté à la Zone des grands fonds marins (22) , à l’Antarctique (23) et à la lune. L’exemple le plus abouti est celui des grands fonds marins, gérés par l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) qui doit agir selon la lettre de la Convention des Nations unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) « dans l’intérêt de l’humanité tout entière ». (24) L’intérêt de l’approche patrimoniale réside donc dans l’institution d’un mécanisme de gouvernance en charge de représenter les intérêts du patrimoine afin de le transmettre aux générations futures. Dans ce cas, les communs internationaux sont donc gérés par une organisation onusienne qui intègre l’ensemble des États reconnus. Cette représentation du patrimoine commun de l’humanité est à double tranchant. D’un côté, certains États œuvrent pour l’adoption d’un moratoire sur l’exploitation des grands fonds marins (25) et ont été à l’initiative de l’adoption de zones tampons autour des zones exploitables (26) . De l’autre, certains États comme l’archipel de Nauru souhaitent contractualiser avec des entreprises pour exploiter les nodules polymétalliques de la Zone (27) .

Le patrimoine commun de l’humanité pose ainsi deux difficultés quant à son adaptation à la mer Méditerranée. D’une part, il regroupe l’ensemble des États onusiens sans prendre en compte la relation particulière que ceux-ci entretiennent avec la mer. Les États enclavés sans littoral ont également accès aux bénéfices du patrimoine (28) , alors même qu’ils ne cultivent pas de lien à la mer. D’autre part, la représentation du patrimoine est réservée aux seuls acteurs étatiques et exclue d’emblée toute participation de la société civile dans la gouvernance des grands fonds marins. Le patrimoine commun de l’humanité, pensé à l’origine comme un statut calqué sur la théorie des communs, jouit donc d’une gouvernance qui le rapproche davantage d’un bien public mondial (29) .

Dans cette optique, la thèse envisage donc un recours à la doctrine du trust dans un sens plus large que celui de patrimoine commun de l’humanité. Le trust charitable, tel qu’institué dans la Common law anglo-saxonne, permet en effet de mettre l’accent sur la finalité du statut en faisant porter l’obligation de protection sur le trustee, lequel peut être un acteur privé ou public (30) . De même, la thèse accorde une place importante à l’effectivité du statut juridique de l’Antarctique fait d’une « aristocratie conventionnelle » (31) qui restreint l’accès au continent du pôle sud à seulement quelques États concernés tout en ayant conscience qu’il s’agit d’un commun très peu exploité jusqu’à présent. La comparaison avec le trust charitable anglo-saxon et le statut proche du patrimoine commun de l’humanité en Antarctique fait cependant apparaître deux nouvelles difficultés : celle de la désignation des représentants de la nature dans un statut à finalité, et celle de la gestion des conflits d’usage entre exploitation et protection.

Pour ces raisons, la thèse envisage donc ensuite de manière prospective la possibilité de faire de la mer Méditerranée une aire marine protégée (AMP) unique. L’AMP intègre de manière plus fréquente des acteurs privés et publics au sein de la gouvernance de son organisme de gestion, et en particulier des populations locales, communautés autochtones ou instituts de recherche scientifique, lesquels peuvent véhiculer une approche écosystémique ou qui intègre des cosmovisions en lien avec la protection de la nature (32) . C’est donc vers ce modèle conjoint de co-management de la nature marine que s’oriente la thèse. Le statut d’AMP ne résiste pourtant pas à l’épreuve des conflits d’usage en Méditerranée. Sur le plan juridique, le droit de passage inoffensif de la CNUDM (33) empêche en effet la mise en place d’une AMP de type réserve ou zone de protection forte. Sur le plan socio-économique, les disparités de ressources et moyens alloués à la surveillance des AMP existantes dans certains États côtiers du sud et de l’est de la Méditerranée (34) sont peu propices à l’effectivité uniforme d’un tel statut sur l’ensemble de la mer. La thèse envisage donc davantage la mise en place d’un réseau d’AMP afin de prendre en compte à la fois les aspects écologiques, culturels et socio-économiques de la région. L’étude des aspects patrimoniaux du statut juridique permet donc à la réflexion d’avancer vers la prospective davantage novatrice de la personnification.

II. Les approches par la personnification sur la mer Méditerranée

La thèse s’intéresse dans un second temps à la prospective quant à l’octroi d’un statut juridique personnifié à la mer Méditerranée. Cette prospective fait écho aux reconnaissances existantes précitées, mais les paramètres juridiques et culturels propres à la Méditerranée font varier la faisabilité d’une telle modification de statut juridique.

La question de la personnification soulève d’abord des enjeux éthiques propres à la théorie du droit. La summa divisio juridique entre les personnes et les choses est en effet liée au contexte de la philosophie humaniste qui a irrigué la pensée occidentale depuis le XVIe siècle. Le passage de l’état de nature à l’état de culture distingue le seul être humain grâce au langage qu’il maîtrise et lui octroie le privilège de l’organisation sociale étatique en « maitre et possesseur de la nature» (35) . Cette summa divisio n’est pourtant pas universelle : elle est figure de référence dans les systèmes de pensée juridique occidentaux, mais est relativement inconnue dans certaines cultures traditionnelles autochtones. Dans les États de culture quechua, peule, kanake ou maorie, le système juridique revêt a contrario une forme d’animisme entre humain et non-humain (36) propice à la personnification. C’est donc là que se sont développées les premières reconnaissances de droits de la nature, mais les initiatives plus récentes sont davantage portées par un engagement d’autres acteurs de la société civile issu d’un « animisme juridique à base scientifique».  (37) En Méditerranée, c’est donc à la fois la forte religiosité de la communauté de valeurs et l’existence d’une gouvernance environnementale et d’un droit généralisé à un environnement sain au sein de la communauté d’États qui est invoquée pour arguer de la faisabilité d’une telle personnification.

Au-delà des aspects culturels, c’est la conception même de la personnalité juridique qui est questionnée. Chez les auteurs qui font de la personnalité juridique un ensemble de droits et de devoirs se pose la question des devoirs de la nature. Doter la nature de devoirs reviendrait à responsabiliser la nature en cas de crue ou d’inondation (38)  : ce fut le cas avec les procès médiévaux d’animaux comme la célèbre truie de Falaise pendue en 1386 (39) , et ce au détriment de l’approche finaliste de protection du droit de l’environnement. La personnification ne peut donc que se traduire par l’octroi de droits, comme c’est le cas dans la conception anglo-saxonne de la personnalité juridique issue de la Common law (40) . De même, doter l’humain et le non-humain des exacts mêmes droits peut amener à rehausser le statut de la nature mais aussi à abaisser le statut de l’humain en le rapprochant de celui de la nature, comme ce fut le cas avec les politiques contre la maltraitance des biches et des cerfs sous le régime nazi (41) . La personnification ne peut donc s’envisager que de manière partielle sous forme de droits et dans un rapport équilibré avec les droits humains.

L’octroi de droits à la nature n’élude pas la question majeure de la représentation de celle-ci (42) . Il est intimement corrélé avec la gouvernance de la nature puisqu’il implique de lui associer des gardiens, des porte-paroles ou des tuteurs qui ont la charge de défendre l’intérêt du commun et non leurs intérêts propres. Dans les exemples existants, la représentation, lorsqu’elle existe, se fait généralement via un organe de gestion. C’est le cas pour la lagune Mar Menor en Espagne, dont le conseil de gestion intègre des représentants publics des collectivités territoriales, de l’administration, ou privés tels que des ONG et des universitaires.  (43) En Nouvelle-Zélande, la représentation du fleuve Whanganui est confiée majoritairement aux communautés maories riveraines. Plus encore, la personnification implique que les représentants disposent de moyens de défense de la nature adéquats, non seulement dans les instances de prise de décision mais également lors de procédures contentieuses dans le cadre d’une actio popularis. Pour les représentants de droit privé, les droits de la nature exigent donc la mise en œuvre de la Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement (44) , l’ouverture de la procédure contentieuse du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) à l’amicus curiae (45) ou encore le revirement de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui exige toujours des associations environnementales qu’elles soient directement et individuellement concernées par l’acte (46) à des fins de recevabilité (47) .

Pour ce qui est de la mer Méditerranée, la thèse montre donc que l’octroi de droits semble être possible dans le cadre régional du système de gouvernance de Barcelone, qui permet la réunion de la communauté d’États côtiers et de la communauté de valeurs identifiées. La Convention de Barcelone prévoit en effet déjà un organe de gouvernance, la Commission méditerranéenne de développement durable (CMDD) qui réunit des acteurs publics et privés à des fins d’expertise environnementale, lequel pourrait être réhabilité dans le cadre d’octroi de droits à la Méditerranée. Les modalités d’action des représentants, relativement déjà existantes pour les organisations publiques étatiques, en appellent en revanche à une forte post-modernisation du droit international de la mer pour développer la participation des acteurs privés de protection de la Méditerranée. Quoiqu’il en soit, les grands apports des droits de la nature à l’effectivité du droit de l’environnement résident donc dans la mobilisation de la société civile environnementale, et notamment l’action des ONG, qui exercent déjà des missions d’édition de rapports, de surveillance de l’application du droit voire même de contrôle dans certaines AMP. Les droits de la nature disposent donc d’un potentiel d’amélioration de l’effectivité du droit de l’environnement, puisqu’ils visent à donner voix au chapitre dans les instances de décision et devant les tribunaux à certains acteurs qui en assurent déjà la protection. Leurs apports sont en revanche plutôt à rechercher dans les aspects processuels du droit, et la seule approche par le statut ne conditionne pas l’effectivité de la protection : elle dépend également du régime juridique qui lui est associé.

En conclusion, cette construction représentative issue des droits de la nature n’est pas singulière : elle pourrait également exister dans le cadre d’un patrimoine commun de l’humanité à condition de ne pas faire représenter l’entité naturelle par la seule voix étatique. Seule diverge l’effectivité symbolique associée au statut : elle découle d’une valeur patrimoniale qui invite l’usager à penser aux générations futures dans le patrimoine et d’une valeur intrinsèque commune qui invite l’usager à mettre la mer au même plan que l’humain avec la personnification. Là où le rapport du Plan bleu vise dans son sixième scénario (48) une reconnaissance de droits à la Méditerranée sur la base d’un multilatéralisme global mu par la communauté internationale des États, les conclusions de notre recherche doctorale se rapprochent davantage du cinquième scénario qui vise le renforcement des instances communautaires régionales au niveau de la Méditerranée à des fins de protection de l’environnement marin.

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