Les 23 et 24 mai 2025, le Centre International de Quartier (CIQ), pôle interculturel situé dans le quartier milanais de Corvetto, au sud-est de la ville, a accueilli la quatrième édition des « États généraux sur la rétention administrative ». Organisée par l’Association d’études juridiques sur l’immigration (ASGI), ActionAid Italie, la revue Altreconomia, l’association dédiée à la protection des droits et de la légalité dans le système pénal Antigone, la Coalition italienne des libertés civiles et des droits de l’homme (CILD), la Clinique juridique des droits de la personne CLEDU, Le Carbet, Melting Pot, l’association qui soutienne l’accès à l’aide juridique pour les réfugiés NAGA, le réseaux italien contre les centres de rétention administrative «Mai più lager – No ai CPR», la Société italienne de médecine des migrations (SIMM), Spazi Circolari et l’orchestre K^B°B°, cette rencontre a rassemblé un large éventail d’acteurs engagés dans la lutte contre la détention administrative et la recrudescence des politiques de externalisation des frontières.
Durant deux journées particulièrement denses, des dizaines d’intervenants se sont succédé : magistrats, avocats, militants, représentants d’organisations de défense des droits humains, mais aussi artistes, tous impliqués, à différents niveaux, dans des actions concrètes. Leurs interventions se sont articulées autour de tables rondes, d’ateliers thématiques et d’un débat général animé sur les dérives réglementaires en matière de rétention administrative des personnes migrantes et sur les enjeux critiques croissants des politiques migratoires européennes, en particulier l’externalisation de la détention via les nouveaux centres de rétention construits et gérés en Albanie par le gouvernement italien dans le cadre de l’accord signé par la Première ministre italienne Giorgia Meloni et le président albanais Edi Rama en novembre 2023.
Dans un contexte politique et social extrêmement tendu, marqué par des décrets d’urgence, des accords bilatéraux controversés, la délocalisation et le durcissement des frontières vers des pays tiers (comme en témoigne l’exemple albanais), et de graves atteintes aux droits fondamentaux, cette édition des États généraux sur la rétention administrative a constitué une précieuse occasion d’analyse, de vigilance et de mobilisation citoyenne.
La normalisation de la détention face à un état de droit continuellement fragilisé
La juge Silvia Albano, magistrate au Tribunal de Rome et présidente de “Magistratura Democratica”, une association sectorielle italienne engagée dans la défense de l’indépendance de la magistrature, a ouvert les débats en soulignant un constat alarmant : « Le pouvoir judiciaire lui-même est remis en cause », a-t-elle déclaré, en référence au cadre juridique des centres fermés (en Italie connus en tant que « Centro di Permanenza per il Rimpatrio (CPR) » ou centres de détention pour le rapatriement) et aux modalités d’application de l’accord italo-albanais ‘Meloni- Rama’. Elle a également rappelé l’importance de l’audience prévue le 9 juin prochain devant la Cour constitutionnelle à Rome, qui portera sur la compatibilité des centres construits par le gouvernement italien sur le territoire albanais avec le droit de l’Union européenne.
Le cœur du problème réside maintenant dans la désignation arbitraire de certains pays tiers comme ‘sûrs’, en dépit de situations locales instables ou de profils de personnes qui échappent clairement à cette classification. L’invalidation initiale par certains juges italiens de cette qualification a provoqué une crise institutionnelle, débouchant sur l’adoption du décret-loi 158/2024. Celui-ci introduit des dispositions d’urgence sur les procédures de reconnaissance de la protection internationale et modifie unilatéralement les listes des pays sûrs, sans transparence ni fondements juridiques vérifiables, compromettant ainsi le droit d’asile de manière progressive. « Nous assistons à un ‘premierato’, ce système visant l’élection du Premier ministre au suffrage universel direct que le groupement de Giorgia Meloni est en train de promouvoir, de facto, où l’exécutif légifère de façon continue, souvent sans base technique ou juridique solide », ont souligné à plusieurs reprises les experts juridique lors de la séance d’ouverture.
Les fictions juridiques et frontières externalisées
L’un des points les plus problématiques touches est la notion de ‘fiction de non-entrée’, selon laquelle les personnes détenues dans des centres situés hors du territoire de l’Union ne seraient pas considérées comme y étant officiellement entrées. Ce concept a déjà été utilisé dans les zones de transit (également appelées ‘hotspots’) et aux points d’entrée, mais son application s’est progressivement étendue à d’autres espaces du territoire européen. Le protocole signé avec l’Albanie crée ainsi une ‘zone frontalière externalisée’, sans base juridique solide pour justifier la détention et les expulsions, créant un vide juridique qui limite l’accès aux droits et affaiblit le contrôle juridictionnel.
Ce dispositif a été représenté de manière saisissante le lendemain, lors de la présentation du projet de cartographie critique “CHIUSI DENTRO. DALL’ALTO. I campi di confinamento dei migranti nell’Europa del XXI secolo” (en francais: “ENFERMÉS. VUE D’EN HAUT : les camps de confinement des migrants dans l’Europe du XXIe siècle”, dirigé par Duccio Facchini, rédacteur en chef de la revue mensuelle Altreconomia.
Si la Cour constitutionnelle albanaise a validé l’accord avec l’Italie sur l’externalisation des demandes d’asile le 29 janvier 2024, estimant qu’il ne constituait pas un transfert de souveraineté, de nombreux magistrats italiens en contestent encore la légitimité. Une première décision de non-validation a ainsi rappelé qu’en l’absence d’une disposition explicite autorisant la détention dans la loi de ratification, celle-ci ne pouvait être considérée comme automatique.
La loi de conversion de l’accord, approuvée par un vote de confiance au Sénat, a aggravé la situation. Elle élargit les possibilités de détention pour les demandeurs d’asile transférés en Albanie, tout en réduisant drastiquement les délais de recours et sans garantir une assistance juridique adéquate sur place. Entre-temps, l’actualité la plus récente concerne la position exprimée par la Cour de cassation dans deux arrêts préjudiciels, par lesquels elle renvoie à la Cour de justice de l’Union européenne les recours introduits par le Ministère de l’Intérieur contre la non-validation, par la Cour d’Appel de Rome, de la détention de personnes migrants. Ces décisions soulèvent de sérieux doutes quant à la compatibilité des transferts et de la détention dans le centre de Gjadër avec le droit communautaire.
Au cœur des débats figure notamment la possible incompatibilité de la loi italienne n° 14/2024 – qui autorisait déjà le transfert vers l’Albanie de personnes en situation irrégulière ou de demandeurs d’asile, même en l’absence de perspective concrète de rapatriement – avec la directive relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier dit « Directive Retour » 2008/115/CE et la directive 2013/32/UE relative aux procédures communes au niveau européen pour l’octroi et le retrait de la protection internationale. Dans l’attente d’une réponse officielle, demandée en urgence à la Cour de justice de l’Union européenne à Luxembourg, les procédures judiciaires demeurent pour le moment suspendues.
Surveillance numérique et droits fondamentaux à risque
Lors de la première journée des travaux des états généraux, l’avocate Martina Stefanile a livré une analyse ponctuelle et très importante en mettant en lumière les aspects les plus controversés liés à l’usage coercitif des appareils numériques, notamment le fait que les nouveaux décrets imposent un accès forcé aux téléphones portables, y compris pour les demandeurs d’asile non détenus dans les centres.
Selon l’avocate Stefanile, cela constitue une atteinte grave au droit à la vie privée et au secret des correspondances. La législation actuelle ne garantit ni la présence d’un avocat lors de la saisie de données, ni l’existence de voies de recours effectives. Par ailleurs, le nouveau Règlement européen sur l’intelligence artificielle, entré en vigueur le 1er août 2024, établit un cadre pour l’usage des systèmes d’IA, y compris à des fins de gestion des frontières. Il autorise notamment l’analyse automatisée, voire ‘émotionnelle’, des données extraites des appareils personnels.
La mort de Moussa Balde, symbole d’un système opaque et mortifère
L’avocat Gianluca Vitale a conclu la matinée en évoquant la mort de Moussa Balde, jeune guinéen suicidé en détention le 23 mai 2021 dans la cellule n° 9 du centre fermé de Turin. Sauvagement agressé à Vintimille, il avait ensuite été placé à l’isolement dans l’une des tristement célèbres “cages à poulets” du centre situé Corso Filippo Brunelleschi, dans la zone ouest de Turin. Aujourd’hui au cœur d’un procès devant le tribunal de Turin, sa disparition est devenue le symbole d’un système de rétention inhumain qui continue de tuer.
« Ce procès risque de devenir une occasion manquée de faire toute la lumière sur un dispositif institutionnel », a rappelé l’avocat Vitale. Le forum milanais s’est tenu précisément en mémoire de Moussa Balde, dans le but de maintenir vivante la vigilance citoyenne face à ces pratiques et d’éviter que de tels drames ne soient banalisés.
Depuis la mort de Moussa, les « morts en détention » se sont succédés sans interruption. La plus récente est celle d’Hamid Badoui, homme d’origine marocaine de 42 ans, qui a mis fin à ses jours dans un isolement extrême, hanté par la perspective d’un retour au centre de Gjadër. Son suicide n’est pas un fait isolé, mais le symptôme d’un régime migratoire brutal, qui traite les êtres humains comme des flux à gérer en fonction des centres fermés à remplir, plutôt que comme des vies à protéger. Cette tragédie résulte encore une fois de politiques qui criminalisent la mobilité. Ce 31 mai après-midi, un rassemblement en hommage à Hamid Badoui est prévu devant le centre de détention en Albanie, où il avait été détenu pendant environ un mois avant d’être transféré à la prison au centre pénitentiaire “Lorusso e Cutugno” de Turin (connu comme “Le Vallette”), déclarant à son avocat : « La prison, c’est même mieux que de rester au centre de retention, je ne retournerai pas en Albanie. »
Contexte néocolonial et résistances civiles en Albanie
Afin d’éclairer les enjeux liés aux centres en Albanie et de déconstruire la désinformation qui entoure les relations bilatérales entre Rome et Tirana, notamment le discours officiel qui revient sans cesse sur l’exigence d’une prétendue ‘gratitude’ du peuple albanais envers l’Italie, alimentant ainsi une rhétorique d’assujettissement conforme à une logique néocoloniale, la journaliste Nicoletta Alessio (Melting Pot Europa), spécialiste de l’ethnographie des frontières, a animé un moment d’analyse critique sur les enjeux de l’opération Albanie. Les épisodes dramatiques des relations italo-albanaises au cours des trente dernières années ont été retracés avec une grande précision historique et sociale : du débarquement du navire ‘Vlora’ sur les côtes des Pouilles en août 1991, avec des milliers de personnes enfermées dans le stade de Bari, transformé en camp de concentration, à la tragédie du Kateri i Radës, un navire extrêmement fragile éperonné par la marine italienne le 28 mars 1997 dans les eaux internationales, lors d’une opération de blocus décidée par le gouvernement Prodi avec celui de Sali Berisha, sans passer par le Parlement ni définir de règles d’engagement. L’incident a causé la mort d’environ cent personnes, dont de nombreuses femmes et enfants en fuite de la guerre civile. Aujourd’hui, comme l’a souligné Alessio, le pacte Rama-Meloni s’inscrit dans une logique néocoloniale, transformant l’Albanie en ‘jardin à l’arrière’ de l’Italie, ou mieux dans un lieu où l’on peut dissimuler au regard du public la violence des centres fermés tout en en gardant le contrôle.
Dans ce contexte, le réseau Melting Pot Europa, en collaboration avec les collectifs Zanë Kolektiv et Europe Other, a mené, entre mars et mai 2024, un travail de cartographie aux côtés de militantes, journalistes et organisations albanaises, aboutissant à un podcast en deux épisodes sur les premières mobilisations contre l’accord intitulé “Zëri i Shqipërisë” (en français : Voix de l’Albanie). Avant la manifestation d’aujourd’hui en réaction à la mort de Hamid Badoui, le réseau transnational Network Against Migrant Detention avait déjà organisé, en décembre 2024, des protestations à Tirana ainsi qu’aux abords des centres de Shëngjin et de Gjadër, comme l’ont également rapporté Igor Zecchini, représentant le réseau Mai più lager – NO ai CPR, et Fioralba Duma, membre du collectif Meshde, intervenant depuis Tirana.
Les inspections parlementaires et l’opposition politique
La députée italienne Rachele Scarpa, qui a participé aux missions de suivi en Albanie, est intervenue en soulignant que l’initiative déterminé par le gouvernement Meloni pousse enfin les parlementaires italiens et européens à exercer une vigilance démocratique accrue, en visitant pour la première fois des centres de détention situés hors du territoire national. « Au moins vingt parlementaires », a déclaré Scarpa, « ont réussi à entrer dans les centres en Albanie, consultant les registres des incidents critiques. Cette première étape vers une inspection structurée représente une opportunité à la fois de formation et d’action pour comprendre ce qui se passe réellement de l’autre côté de l’Adriatique, ce qui est fait en notre nom, et pour remettre enfin en question l’ensemble de l’architecture juridique et logistique de cet accord. »
En conclusion des États généraux sur la détention administrative, Francesco Ferri, expert en politique de migrations pour la filiale italienne de l’ONG globale “ ActionAid” et pour la Table Asile et Immigration (TAI), intervenant également lors du panel consacré aux centres de détention en Albanie, a souligné que : « La participation large et continue à cette initiative, désormais dans sa quatrième édition, montre à quel point la question de la détention administrative est perçue comme urgente par de nombreuses personnes. Au-delà de l’analyse précise des dispositifs coercitifs, il s’agissait d’une occasion de discussion, de réflexion sur les stratégies de résistance dans cette phase politique si complexe en Italie et dans le reste du continent, à partir précisément de l’exemple albanais. »
En fait, les « États généraux sur la détention administrative » se sont une fois de plus révélés un espace irremplaçable de dénonciation, d’analyse juridique approfondie et de mobilisation politique. À une époque où la gestion des flux migratoires est de plus en plus confiée à la répression et à l’externalisation, le forum milanais a lancé un message clair : on ne peut invoquer une Europe des droits tout en construisant de nouveaux lieux d’exception hors du champ de la protection, du contrôle citoyen et du droit d’asile.
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