ELLE. Vous avez longtemps refusé de parler de vous dans les interviews. En l’espace d’un an vous venez de publier deux livres* ayant notamment votre vie pour objet. Pourquoi ?
Michelle Perrot. Parce qu’on me les a demandés ! De moi-même, je ne les aurais jamais proposés. En réalité, j’avais déjà parlé de moi une première fois dans un ouvrage à la fin des années 1980. L’historien Pierre Nora m’avait invité, pour ses Essais d’ego-histoire, à expliquer pourquoi je faisais de l’histoire, et pourquoi je faisais cette histoire-là. À l’époque ça m’avait beaucoup troublé et j’avais effectué un gros travail sur moi pour livrer ce texte. Depuis, je pense que la parole du « je » s’est libérée dans la société. Ce que j’ai longtemps considéré comme illégitime, ringard, m’est cette fois-ci apparu plus légitime et intéressant. Une historienne ne peut pas se défaire de son temps ! Je crois aussi que j’assume davantage mon histoire. Par exemple, j’ai vécu un épisode de dépression anorexique en 1941-1942. Jusqu’à très récemment je me contentais de dire lors des interviews que j’étais« tombée malade »… Évidemment l’âge joue aussi, on me demande beaucoup de témoignages – plus qu’avant -, sur mon enfance pendant la guerre, la libération, les femmes dans les années 1950… Je suis devenue une espèce de « butte-témoin », et ça ne me déplaît pas non plus ! En répondant à ces questions je revisite mon passé, ma vie, mes souvenirs…
ELLE. L’un d’entre eux, pendant la guerre, occupe une place importante dans votre livre. Celui du jour où vous vous êtes rendue avec votre mère dans votre maison occupée par des Allemands. Vous racontez avoir « senti à ce moment-là le regard de l’occupant sur un corps qui pouvait être occupé ». Quelles en ont été les conséquences sur vous ?
M.P. Je me souviendrai toute ma vie du regard que les soldats ont porté sur ma mère. Même si à l’époque je n’avais pas eu l’idée du viol, j’ai eu le sentiment qu’ils la regardaient et qu’ils jouissaient de voir cette belle femme comme une humiliation patriotique et féminine. Et moi du haut de mes 12 ans, je me sentais identifiée à ma mère. J’ai pris de plein fouet le pouvoir des hommes sur le corps d’une femme. Ils occupaient ma maison et peut-être pouvaient-ils occuper les corps… Ce souvenir est si fort que j’ai l’impression de le revivre à chaque fois que j’y pense – et j’y pense beaucoup. C’est la première fois, dans ma vie, que je me suis sentie femme-objet.
ELLE. Vous avez grandi juste après la première guerre mondiale, un événement dont personne ne parlait. Vous avez ensuite vécu la seconde guerre qui vous a« condamn[ée] au silence ». Êtes-vous devenue historienne pour dissiper les silences ?
M.P. Probablement. J’ai toujours été intéressée par les silences, motivée par un profond désir de dissiper les ombres. Les ouvriers par rapport à ma classe bourgeoise, c’était l’ombre ! J’ai ensuite poursuivi mon travail sur les prisons, les femmes… Il y a effectivement une constante. C’est dans les années 1970 que le silence abyssal sur l’histoire des femmes m’a frappé. À l’époque, je militais dans le mouvement de libération des femmes au sein de l’université Paris VII, mais sur les femmes je ne disais rien. J’ai donc proposé à mes collègues Fabienne Bock et Pauline Schmitt de faire un cours sur les femmes. C’est à ce moment-là qu’on s’est demandé « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Encore aujourd’hui je pense que nous avons eu raison de poser la question de cette façon.
ELLE. Dans votre vie d’historienne, qu’est-ce-qui vous a le plus fascinée, étonné, agacé ?
M.P. Le contact avec les archives est sûrement ce que je trouve le plus passionnant. Ouvrir un carton, délier une liasse, retrouver des rapports de police, des témoignages de documents saisis, un journal intime… Ce qui m’a agacée ? Le côté conventionnel des milieux universitaires, les codes, la vie institutionnelle est parfois ennuyeuse. Mon étonnement permanent concerne, encore une fois, le silence, et notamment, rétrospectivement, celui sur la Shoah. Au lendemain de ce drame, les silences qui ont pesé étaient épouvantables. On avait envie de se détourner, personne ne voulait en parler, pas même les rescapés. Je me souviens de la sortie du film « Le chagrin et la pitié », toute une génération a eu l’impression de découvrir une France qu’on avait mise sous le tapis. Sans même nous en rendre compte nous avions adhéré, participé à ce silence.
Les droits juridiques donnent aux femmes du poids pour intervenir
ELLE. Si vous étiez étudiante en histoire en 2024, sur quoi écririez-vous votre thèse ?
M.P. Je serais très intéressée par l’expérience des femmes dans les migrations. On a souvent l’idée que les migrations sont effectuées par les hommes. Les femmes, elles, restent dans un silence. Mais quel rôle jouent les femmes dans les regroupements familiaux ? Comment vivent-elles leurs migrations ? Est-ce que le fait d’être mère change quelque chose ? On parle en ce moment d’une loi « Asile et immigration », qu’est-ce qu’elle veut dire pour les femmes ?
ELLE. Comment la pratique de l’Histoire peut-elle encore faire évoluer les rapports entre les hommes et les femmes ?
M.P. Les femmes ont fait sur elles-mêmes, historiquement, individuellement, un travail que n’ont pas fait les hommes en tant qu’homme. Ils ont considéré que leur histoire était toute l’Histoire. À l’exception de certains historiens, comme Ivan Jablonka ou Georges Vigarello – entre autres-, rares sont ceux qui se posent la question de l’homme en tant qu’homme. L’homme reste une évidence que l’on ne questionne pas, qui n’est pas considéré comme un grand sujet. En tout cas, l’ensemble des hommes n’a pas fait ce travail. Les choses changent un peu dans les nouvelles générations mais ce n’est pas assez et la plupart des hommes ont encore du mal à réaliser que les « histoires de bonnes femmes » sont aussi des histoires de « bonshommes » !
ELLE. Quel œil d’historienne portez-vous sur le projet d’ajout de l’IVG dans la constitution ?
M.P. Je suis résolument pour l’inscription de ce droit – extrêmement fragile – dans la constitution. Inscrire un droit du corps dans la constitution serait incroyable, et constituerait une belle victoire pour les femmes. Cela serait un modèle formidable pour le monde occidental ! La philosophe Geneviève Fraisse l’avait dit, l’IVG est une révolution « copernicienne » qui a rendu les femmes maîtresses de leur maternité et de leur sexualité. Les droits juridiques donnent aux femmes du poids pour intervenir. Le fait même que cela existe dans la loi oblige les hommes à penser autrement les représentations, les idées, les images qu’ils ont d’une société… C’est-à-dire tout ce qui doit être modifié progressivement pour que les rapports hommes-femmes s’améliorent.
* S’engager en historienne, Michelle Perrot
Le temps des féminismes, Michelle Perrot, Eduardo Castillo
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