
Certaines expressions intriguent, dérangent, divisent. Le « socialisme juridique » est de celles-là. La locution apparaît à la fin du XIXème siècle, sous l’impulsion notamment d’un juriste autrichien, Anton Menger. Ce professeur de droit civil à l’Université de Vienne avait pour ambition de donner une base juridique au socialisme. Il entendait extraire les idées socialistes « des discussions économiques et philanthropiques sans fin », pour mieux les transformer en « conceptions juridiques » 1. Sa proposition fut, on s’en doute, assez mal accueillie par les marxistes. « Socialisme des juristes » ironiseront Engels et Kautsky2, qui goûtaient peu la chose juridique.
En France, la répression sanglante de la Commune en 1871 suscita un esprit de revanche et nourrit une forme d’anti-juridisme. Un tournant s’opéra néanmoins à la croisée des siècles. L’évolution de la législation sociale (loi sur la liberté syndicale de 1884, loi sur les accidents du travail de 1898, etc.) et les décisions de « bon juge » Magnaud réconcilièrent la Gauche avec le Droit. Dans ses Études socialistes, Jaurès reprendra l’analyse de Menger. Il rappellera le devoir, pour l’État, d’assurer à tous les citoyens le « droit au produit intégral du travail » 3. Au même moment, un consensus émergeait chez les socialistes sur la nécessité de formuler les revendications prolétariennes en termes juridiques. Sorel décrira ce passage, ce basculement « de la nuit émotionnelle à la clarté des discussions juridiques » 4. Il deviendra, plus lard, l’un des théoriciens du syndicalisme révolutionnaire…
Malgré la traduction en français de l’ouvrage de Menger, et la belle préface explicative de Charles Andler, le « socialisme juridique » restait une doctrine marginale, perçue comme difficilement praticable. Une « science de cabinet », a-t-on écrit, « une vision de cité future par un rat de bibliothèque » 5. Pour ne pas disparaître, le « socialisme juridique » avait besoin d’un nouveau souffle. C’est un professeur de droit civil, à l’inspiration jaurésienne, qui va le lui donner. Son nom : Emmanuel Lévy. En 1903, lors d’une célèbre conférence à Lyon, cet orateur hors pair entreprit de livrer « une justification juridique du socialisme » 6. Il présenta la lutte des classes sous la forme d’une opposition entre deux créances collectives, la créance du capital et la créance du travail, la seconde devant nécessairement finir par absorber la première. L’auditoire fut conquis. On dira de Lévy qu’il a donné du socialisme « une formule juridique si précieuse que toute la production d’Anton Menger n’en offre pas une seule équivalente » 7. Le milieu universitaire, alors assez conservateur, émit cependant d’importantes réserves à l’encontre de cette vision socialiste du droit. Lévy ne s’en cachait pas. Il voulait faire la révolution sociale par la dialectique juridique ; inverser, par des moyens légaux, le déséquilibre entre le capital et le travail.
Qu’en est-il aujourd’hui ? La valeur produite est-elle mieux répartie entre les travailleurs et les apporteurs de capitaux ? Depuis les années 1960, et les vœux formulés par le Général De Gaulle8, plusieurs dispositifs associant les salariés aux résultats de l’entreprise ont vu le jour. Le dernier en date est issu d’une loi du 29 novembre 2023, dite loi « Partage de la valeur ». L’ambition affichée par le Gouvernent – qui avait consulté préalablement les partenaires sociaux – était ici de « renforcer le partage de la valeur entre travail et capital au sein des entreprises ».9 Cet objectif est-il atteint ? Certes, la loi institue, à compter du 1er janvier 2025, de nouvelles obligations de « partage de la valeur » à la charge des entreprises, mais elle ne prévoit aucun montant minimum à attribuer aux salariés. Sa violation n’est, en outre, assortie d’aucune sanction expresse. Dans ces circonstances, le « partage » en question ne fait pas illusion bien longtemps. A fortiori, si des groupes de sociétés peu scrupuleux parviennent, par des montages financiers, à transférer la valeur produite dans des contrées reculées, loin de ceux qui l’ont créée10.
« Il faut que le peuple compte, insistait Lévy, sinon, il reste étranger à la vie du droit » 11. C’était l’un des mérites du « socialisme juridique » que de vouloir élargir le cercle des êtres à prendre en compte. À l’origine, ce système était conçu comme purement transitoire. Il n’a, en fait, jamais véritablement vu le jour. À l’heure où l’on s’interroge sur l’avenir du socialisme12, peut-être conviendrait-il de lui faire une place. Une chose est sûre en tout cas : dans sa forme actuelle, la loi sur le « partage de la valeur » n’a de partage que le nom. Elle ressort du juridique, mais non du socialisme…
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