LSA / En tant que spécialiste de la franchise, vous vous dites choqué par la teneur et l’ampleur que prend le conflit entre Carrefour et l’association des franchisés de Carrefour (AFC) menée par Jérôme Coulombel. Pourquoi ?
Manuel Biota / Car cela créé un amalgame néfaste autour de la pertinence et des vertus du modèle de la franchise. Carrefour a historiquement un vrai savoir-faire de franchiseur qu’il a hérité de Promodès et sur lequel ses branches proximité et supermarchés reposent avec un modèle de franchise et de franchise participative solides. J’ai moi-même géré et dirigé pendant 11 ans des réseaux (créations de Carrefour City en Espagne puis en France, et de la franchise Fnac, NDLR) avec les mêmes types de contrats que ceux de Carrefour aujourd’hui. Ils n’ont jamais suscité la création d’une association et encore moins de procédures judiciaires. Or il s’agissait des mêmes contrats.
Je ne me prononcerai pas sur le fond du conflit entre Carrefour, l’association de franchisés et Jérôme Coulombel, que j’ai bien connu pendant les années où j’ai dirigé et développé des enseignes de proximité de Carrefour (8 à Huit et Carrefour City), alors qu’il était responsable juridique de cette branche. Mais ce qui m’étonne et me gêne, c’est la remise en question de contrats qui existent depuis plus de 25 ans et qui n’ont jamais donné lieu à de telles situations conflictuelles.
LSA / Comment en est-t-on arrivé là ?
Manuel Biota / La franchise se travaille au quotidien avec les franchisés. Il faut les accompagner, mettre les moyens humains, et trouver le juste équilibre entre le savoir-faire apporté par le franchiseur et la qualité d’exploitant des franchisés. Au fil des réorganisations, ce sont sans doute ces points qui ont fragilisé le modèle de franchise de Carrefour, qui reste néanmoins une référence.
Un équilibre doit être trouvé à nouveau. Rien n’est définitif ni rédhibitoire, il faut du dialogue et que chacun reprenne son rôle.
Selon moi, une franchise référente repose sur 4 éléments clés : un concept physique et marchand solide, un modèle économique pérenne, une relation nourrie et partagée avec les franchisés et un partage de la valeur juste. Quand ces 4 fondamentaux sont respectés, le client final, le consommateur, fréquente un point de vente dans lequel il ne voit pas la différence entre une succursale et une franchise. Le franchisé se concentre sur sa clientèle, son environnement concurrentiel et son offre, et le franchiseur continue à innover et consolider ses formats, en relation avec ses équipes et ses franchisés, sans besoin d’association de franchisés.
LSA / Pourtant de nombreuses enseignes associent leurs franchisés dans des commissions ou des comités qui traitent par exemple des sujets d’offre, de marketing, de formation, de communication.
Manuel Biota / Impliquer et consulter des franchisés qui sont au plus proche du terrain dans des comités sur ces thématiques, c’est très vertueux et ça a vraiment du sens. Leur connaissance de la clientèle de proximité est essentielle et permet à la tête de réseau d’ajuster et faire évoluer son modèle pour le rendre encore plus performant et adapté. Attention cependant, à la différence des modèles de coopératives ou d’adhérents, le franchisé n’est pas investi dans un 1/3 temps, mais il est consulté et ses demandes sont prises en compte régulièrement. C’est un mode participatif, mais le franchisé n’est pas partie prenante dans la structure du franchiseur et dans son organisation.
Lorsqu’il y a une association de franchisés qui se met en place, c’est parce qu’il n’y a plus suffisamment de dialogue et qu’un équilibre doit être trouvé à nouveau. Rien n’est définitif ni rédhibitoire, il faut du dialogue et que chacun reprenne son rôle. Le franchiseur dans la mise en place de ses devoirs, le franchisé également, de ses droits et ses devoirs.
LSA / Dans un réseau comme Carrefour proximité qui compte près de 2500 franchisés, on n’est jamais à l’abri d’avoir des mécontents. Non ?
Manuel Biota / En effet et il faut sans doute repenser l’équilibre du modèle de la relation franchiseur franchisé. Rationnaliser ce qui est à charge, les obligations. Pour autant, que les contrats de franchise prévoient un taux d’approvisionnement minimum, un prix maximum conseillé, un taux de fidélité sur entrepôt et proposent des services avec des conditions préférentielles pour le franchisé n’est en aucun cas abusif. C’est même indispensable pour garantir la tenue et la performance de l’enseigne, dont le concept, le modèle économique proposé se base sur ce savoir-faire en termes d’offre, de marketing et de positionnement prix.
Pour rappel, la franchise s’articule autour de 3 savoirs : Le savoir-faire qui correspond à la capacité d’une marque/ enseigne à éprouver d’abord, puis transmettre son savoir pour le dupliquer au mieux dans des conditions logistiques, commerciales et économiques pérennes. Le faire-savoir qui s’articule autour de la capacité à faire connaitre la marque auprès des consommateurs, la capacité à la développer et ainsi à attirer des franchisés. Et enfin, le savoir-être, qui est l’essence même de la franchise. Beaucoup plus subtil et nuancé que le savoir-faire et le faire-savoir, il n’est pas contractualisable. Mais essentiel. C’est l’élément fondamental de la réussite d’une franchise référente.
Il ne faut pas oublier que le contrat de franchise est un modèle de contrat un peu schizophrène ! Une marque, une enseigne, qui détiennent une certaine valeur, parfois cotée en Bourse, ne peuvent en effet imposer un cadre à un franchisé, partenaire. Et les éléments du contrat doivent engager sans responsabiliser. Mais qu’en est-il d’un franchisé qui dégrade l’image de la marque ou de l’enseigne par une politique de prix exubérante, un assortiment dysfonctionnant ou encore une relation client négligée ? C’est pour cela qu’ont été mises en place des clauses non pas restrictives, mais incitatives, qui invitent le franchisé à respecter le savoir-faire du franchiseur et à améliorer ainsi la rentabilité de son ou de ses points de vente.
11 clauses dénoncées par la DGCCRF
Parmi les 11 clauses des contrats de franchise des magasins de proximité de Carrefour visées par Bercy :
- L’obligation d’acheter aux centrales d’achats de Carrefour pour 45 à 50 % et celle de dépasser 65 % pour avoir droit à une ristourne achats et fidélité.
- L’impossibilité de partir pour une autre enseigne via des clauses de non-affiliation et de non-concurrence.
- Un droit de préemption du fonds de commerce et une promesse unilatérale de vente au seul bénéfice de Carrefour.
- La franchise participative ou le fait pour Carrefour de détenir 26 % des parts du capital de la société d’exploitation, ce qui lui donne une minorité de blocage.
LSA / Qu’est ce qui dans le contrat de franchise de Carrefour est discutable ? La franchise participative qui consiste à prendre une participation minoritaire, mais de contrôle, chez ses franchisés est particulièrement visée ?
Manuel Biota / La distribution répond historiquement à une bataille pour les parts de marché extrêmement vive que peu d’enseignes ont envie de perdre. Il est donc logique de mettre en place des mécanismes qui prémunissent d’un départ vers la concurrence. Cela vaut pour toutes les enseignes. Et pour une marque qui est aussi une entreprise cotée, l’enjeu ne doit pas être sous-estimé. La franchise participative n’est diabolisée que dans les exposés de l’affaire auquel vous faites référence. Elle a pourtant permis à des franchisés, par effet de levier et participation au capital (et pas au nominal) d’avoir une meilleure rentabilité et un endettement moindre par un recours à l’emprunt plus faible. Lorsque les taux d’intérêt s’envolent comme c’est le cas depuis près de 2 ans, ce sont des points de rentabilité que vous préservez pour le franchisé. Même chose pour la location gérance, qui permet d’exploiter un magasin rentable avec un apport faible, de se constituer un capital pour acheter un fonds de commerce puis de réaliser une vente avec un multiple sans concurrence avec n’importe quel placement financier.
Enfin, personne ne découvre un contrat au moment de céder son point de vente, et doit systématiquement, s’il n’est pas spécialiste du droit, s’enrichir de conseils pour comprendre les enjeux et les cas de figure. Dans l’affaire à laquelle vous faites référence, ça n’est d’ailleurs pas le contrat qui est remis en question, mais le déséquilibre relationnel entre le franchiseur et le franchisé.
LSA / L’absence de réactions de représentants du secteur de la franchise sur le sujet n’est-elle pas étonnante ?
Manuel Biota / La première raison est sans doute que Carrefour n’est pas adhérent de la Fédération française de la franchise (FFF). Plus largement, ce conflit et le montant des amendes et pénalités réclamées (200 millions d’euros d’amendes et avec des astreintes de 50000 euros par jour, NDLR) inquiètent un secteur dont le modèle de développement prône une relation équilibrée entre franchiseur et franchisé et milite pour l’accompagnement, l’échange et les discussions pour éviter de se retrouver dans ce genre de situations.
Cette affaire incite en tout cas à être vigilant sur la relation franchiseur franchisé. Moins d’ailleurs sur la nature même du contrat que sur la manière dont on conduit cette relation au nom du contrat. Il est fondamental de respecter le contrat de base de la franchise et son triptyque : savoir-faire, faire-savoir et savoir-être. Et ne pas oublier dans le partage de la valeur que les enseignes et les marques réalisent des investissements très importants en logistique (avec des normes de plus en plus contraignantes, notamment en milieu urbain), en innovation produit pour coller au marché, en services et en plateforme en ligne avec pour objectif de rester un acteur omnicanal. Tous ces investissements, les enseignes ne les facturent pas à l’euro au franchisé. Certes, il est de leur devoir d’investir et d’innover, mais cela a un coût et s’inscrit sur une stratégie à moyen et long terme, avec un retour sur investissement faible.
Evitons donc de diaboliser la franchise, modèle vertueux lorsque les fondamentaux sont respectés, côté franchiseur et côté franchisé. Les franchises Fnac ou Carrefour City par exemple, que je connais bien pour les avoir dirigées, ont contribué à renforcer la proximité. Leur maillage a permis de contrer les pure player avec des politiques agressives et de proposer une offre mais aussi du conseil dans les petites et moyennes villes, avec un assortiment et une politique de prix adaptées. De créer des emplois aussi. Et la crise du Covid nous a montré que les vecteurs de sociabilité sont indispensables et vitaux aussi bien dans les centres-villes que dans les campagnes. Aujourd’hui, il est intéressant de remarquer que même des enseignes historiquement indépendantes comme Intermarché ont recours à la franchise.
Propos recueillis par Jérôme Parigi
Les chiffres
La franchise, un élément clé chez Carrefour
- 78 % des supermarchés sont en franchise et 35 % des hypermarchés en 2023
- 7,72 Mrds € : Le CA de la proximité chez Carrefour en France
- 90 M € : L’investissement par an pour ouvrir 130 à 140 magasins de proximité
- 43 % de part de marché
- 10 % des franchisés proximité chez Carrefour ont un résultat négatif
- Entre 8 et 16 mois pour un Carrefour City ou Express, jusqu’à 24 mois pour un Contact, la durée pour devenir rentable
Source : LSA/Carrefour
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